Marion Darrieutort (Entreprise et Progrès) : « Le bien commun doit être au coeur du modèle de l’entreprise »
Par Mathieu Viavini, journaliste à Chef d’Entreprise
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Marion Darrieutort (Entreprise et Progrès) :
« Le bien commun doit être au coeur du modèle de l’entreprise »
Par Mathieu Viavini, journaliste à Chef d’Entreprise.
Le 18 avril 2019, Marion Darrieutort et Antoine Lemarchand sont élus co-présidents du club de dirigeants Entreprise et Progrès. Entretien avec Marion Darrieutort qui détaille les chantiers prioritaires d’un think tank pionnier sur le sujet de l’impact sociétal des entreprises.
Quand et pourquoi vous êtes-vous engagée chez Entreprise et Progrès?
Marion Darrieutort : Je dirige Elan Edelman, une agence de communication d’environ 140 personnes. Il y a cinq ans, j’ai été confrontée, comme beaucoup de dirigeants, à une sorte de solitude… J’avais des questions auxquelles je n’avais pas de réponses. Mes questions n’étaient pas celles classiques du chef d’entreprise mais prenaient racine dans les évolutions de notre monde que j’observais : la gestion de l’humain par rapport aux nouvelles formes de travail et l’arrivée des millenials, l’innovation sociale et sociétale et pas que technologique, la responsabilité du dirigeant face à la science, des sujets liés à la notion « bien commun ».
Dans mon milieu professionnel, peu de monde réfléchissait à ça. C’est à ce moment-là que j’ai croisé la route de Denis Terrien (ancien président d’Entreprise & Progrès, NDLR). Il m’a invité à découvrir l’association Entreprise et Progrès et j’y ai trouvé « une maison d’accueil » avec des dirigeants qui avaient les mêmes préoccupations que moi. Je me suis peu après investie dans l’association. Au moment où un nouveau mandat s’est ouvert à la présidence, moi et Antoine Lemarchand, CEO de Nature et Découvertes, nous avons levé la main tous les deux. Faire une co-présidence femme-homme était moderne à nos yeux et on partageait la même vision malgré nos parcours professionnels très différents.
Quelle est la force d’Entreprise et Progrès ?
L’association a bientôt 50 ans. Sur le sujet « entreprise et bien commun », nous sommes les plus anciens. Le risque pour nous est de prendre un coup de vieux. Pour notre mandat, avec Antoine Lemarchand, nous nous sommes dit que nous allions rajeunir, moderniser Entreprise et Progrès et ne pas se laisser distancer par les autres.
Chez nous, cela fait cinquante ans qu’on le pense, qu’on l’étudie, ce n’est pas cosmétique. Nous ne » surfons » par sur le sujet comme certains peuvent le faire. Il faut faire attention au » purpose washing » ! Le bien commun chez les entreprises ne doit pas devenir un opportunisme, pire encore, un alibi pour celles dont l’action est contraire à ces valeurs.
Quelle vision souhaitez-vous porter durant votre mandat ?
Pendant cinquante ans, Entreprise et Progrès s’est attachée à éveiller les consciences chez les dirigeants et c’est formidable. Durant notre mandat, nous voulons les encourager à passer davantage à l’acte. En ce sens, nous voulons être plus militants, plus activistes. Au vu de l’urgence climatique et sociale, il n’y a plus le choix, il n’y a plus de temps à perdre. Il faut que les entreprises basculent massivement dans ce modèle. Avant, le sujet de l’intérêt général était à côté du dirigeant. La RSE est un bon exemple. Aujourd’hui, il doit être placé au coeur du modèle économique des entreprises. Pour se faire, il faut que les entrepreneurs progressent eux-mêmes. Sans cela, nous ne pouvons pas faire progresser la société. Il est aujourd’hui nécessaire que les dirigeants changent leurs pratiques et revoient leur mindset.
Quels sont les chantiers prioritaires sur lesquels vous allez travailler ?
Le premier chantier, c’est le sujet des plateformes responsables déjà lancé avant notre présidence. Deliveroo, Uber, Airbnb, on a été parmi les premiers à interpeller leurs dirigeants sur certaines de leurs pratiques peu éthiques. On les interpelle sur le respect de leurs collaborateurs, le fait de payer leurs impôts en France, leur manquement en matière de protection sociale, etc.
Avec Antoine Lemarchand, il est vrai que nous sommes plus clivants sur certains sujets. Cependant, si nous pointons les dysfonctionnements, nous proposons aussi des solutions aux problèmes. Nous avons par exemple édité un livre où nous détaillons dix solutions que ces plateformes pourraient mettre en place pour être plus vertueuses. L’idée est d’être constructif. On réfléchit aussi à l’élaboration d’un label éthique pour ces sociétés. On pourrait soumettre l’idée à Cédric O, le secrétaire d’État au Numérique.
Deuxième chantier, « la fabrique de la raison d’être ». Depuis le vote de la loi Pacte, la raison d’être des entreprises est le nouveau tsunami. Il faut aller au-delà des mots, favoriser le passage à l’acte. Nous allons mettre en place des ateliers mode d’emploi sur la raison d’être. Les chefs d’entreprise pourront ainsi opérer leur transformation. Parallèlement, nous travaillons à un indice de la raison d’être qui permettra aux entreprises s’étant engagées sur ce chemin de voir si elles sont plus performantes ou pas. C’est Danone qui nous mentore sur le sujet.
Troisième chantier, l’innovation à impact. L’innovation n’est pas que technologique. Il y a un miroir déformant actuellement car on parle beaucoup d’IA, de données, etc. Mais il y a aussi l’innovation sociale, sociétale, managériale. Il ne faut surtout pas l’oublier ! Avec Entreprise et Progrès, nous travaillons à ouvrir les » shakra » des dirigeants sur cette thématique.
Autre chantier : la responsabilité scientifique du dirigeant. L’un des aspects principaux est le respect des données utilisateur et l’éthique dans l’utilisation de l’IA. Nous nous sommes rendu compte que les dirigeants n’étaient pas très équipés sur le sujet, notamment d’un point de vue juridique. Leur mandat social englobe cette responsabilité scientifique.
Selon vous, la loi Pacte est-elle un levier efficace pour amener les entreprises à développer leur responsabilité sociale et environnementale ?
Le vote de la loi Pacte va dans le sens de l’histoire. C’est une avancée positive et un éveil des consciences dans le monde politique et économique. J’observe que de nombreuses entreprises se saisissent du sujet de la raison d’être, ce qui est très encourageant. Cela montre que, parfois, il faut une loi pour que ça bouge. Ceci dit, il faut désormais passer à l’acte. Et là, il faut faire attention car certaines entreprises ont fait des déclarations en assemblée générale et après cela a fait pschitt…
À Entreprises et Progrès, nous croyons à une raison d’être transformative, c’est-à-dire celle qui change les pratiques. La loi Pacte induit des risques légaux. Cela veut dire que si les mots ne sont pas en accord avec les actes, les entreprises devront répondre. Notamment à leurs clients.
En définitive, la loi Pacte peut aider à responsabiliser les entreprises mais elle est complémentaire à d’autres outils. Je pense au label B-Corp par exemple. Le plus important est que les sociétés progressent dans ce chemin du bien commun, peu importe le moyen qu’elles utilisent.
Les jeunes sont-ils déterminants dans cette transformation ?
Je pense qu’à terme les jeunes n’iront travailler que dans des sociétés ayant cette conscience et cette démarche. Beaucoup de dirigeants comprennent cet enjeu pour attirer les meilleurs talents. En ce sens, la jeunesse fait bouger les chefs d’entreprise. Il faut que ce mouvement se poursuive. Les universités et écoles ont aussi un rôle à jouer. Elles doivent enseigner autre chose que le libéralisme économique tel que l’a théorisé l’économiste Milton Friedman par exemple. Être conscient, c’est une chose, mais former les jeunes sur l’impact est crucial aussi.
Le green et social washing chez les entreprises est-il révolu ?
Malheureusement cette vague n’est pas terminée… Aujourd’hui, mon sentiment est qu’il y a aussi le « purpose washing ». Il faut en parler et dire stop. Sinon, cela reste de l’opportunisme. C’est dommage… Pourquoi ne pas être sincère et authentique tout simplement ? Pour surmonter ces écueils, la tâche est immense. Mais il y a un levier qui, à mon sens, peut maximiser ce mouvement de l’éthique chez les entreprises.
Lorsque les publics financiers (investisseurs, analystes financiers, etc.) basculeront massivement vers l’impact, ça bougera plus fortement. Les chefs d’entreprise, dans l’ensemble, ont compris cet enjeu. Mais si la communauté financière s’y met, les patrons vont être plus nombreux à s’en emparer. BlackRock, le premier gestionnaire d’actifs au monde, s’est lancé dans les fonds indiciels responsables. C’est du jamais vu.
En outre, l’équivalent du Medef aux USA, la Business Roundtable est passée de la notion d' »actionnaire » à « partie prenante ». Dans le capitalisme américain financiarisé, c’est une révolution. La semaine dernière, le patron très en vue de Salesforce a écrit une tribune dans le New York Times. Il y dit que la création de valeurs ne peut plus être que financière. Ça pose la question des outils de mesure de l’impact. Aujourd’hui, ils ne sont pas aboutis, il y a du chemin à faire en ce sens. Il faut arriver à modéliser cette mesure. La France peut faire la course en tête de ce capitalisme à l’européenne, plus vertueux.
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