Faut-il déjà parler des leçons à tirer de la crise du Covid-19 ?
Dominique Turcq 27 mars 2020 Tout le monde s’y met ! Des articles sur les leçons à tirer d’une crise qui n’est qu’à peine commencée remplissent les journaux, les magazines, bientôt les étagères des libraires. Dans un édito de sa plume concise, Laurent Joffrin dénonçait le 26 mars ces analyses valises. « Devant un phénomène inédit, on […]
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Dominique Turcq
27 mars 2020
Tout le monde s’y met ! Des articles sur les leçons à tirer d’une crise qui n’est qu’à peine
commencée remplissent les journaux, les magazines, bientôt les étagères des libraires. Dans
un édito de sa plume concise, Laurent Joffrin dénonçait le 26 mars ces analyses valises.
« Devant un phénomène inédit, on aurait pu attendre des remises en question, des paradoxes
nés d’une réalité surprenante, des interrogations nouvelles. Dans beaucoup de cas, c’est le
phénomène inverse qui se manifeste : avec une sérénité inébranlable, beaucoup
d’intellectuels ou de politiques voient dans la crise mondiale la confirmation éclatante de ce
qu’ils ont toujours dit. On arrive même à un effet comique : les souverainistes enrôlent le
coronavirus au service de la souveraineté nécessaire, les européistes au service de l’urgence
européenne, les écologistes demandent plus d’écologie, les socialistes plus de socialisme, les
radicaux une nouvelle radicalité, les nationalistes plus de nation, les modernes plus de
modernité, les anti-modernes un retour en arrière, les réformistes plus de réformes, les
conservateurs plus de conservation, etc. »
Alors est-il raisonnable d’écrire encore sur le sujet ? Non, sans aucun doute, sauf,
éventuellement pour (se) poser des questions dérangeantes, un peu comme le fait avec
délicatesse Cynthia Fleury dans son interview au Monde du 27 mars. Mais surtout pas pour
prétendre voir des confirmations de ce que l’on pensait (comme le dénonce Joffrin) ou des
réponses de consultants en 5, 10 ou même 20 leçons à tirer pour mieux se comporter
demain, être un meilleur DRH, un meilleur dirigeant, un leader humaniste, un stratège en un
monde encore plus VUCA, etc. J’en passe et des meilleures. Mais alors, que faut-il donc
remettre en question qui nous permettra d’avancer demain ? Quelle seraient les bonnes
questions, si tant est qu’il est déjà possible d’en poser quelques-unes ? Et, au passage, peut-
on déjà identifier quelques fausses pistes ?
Le changement est permanent, le monde est VUCA 1 depuis
toujours, les pandémies seront probablement plus fréquentes ;
il va falloir s’y habituer mais ce n’est pas la seule menace.
A peu près tous les 5 ans désormais se révèle une épidémie ou une pandémie, du SARS à
Mers ou au H1N1 ou encore à Ebola et aujourd’hui au virus couronné. Cette réalité nous
revient comme la grippe saisonnière, mais toutefois avec une considérable variabilité entre
celles qui ne nous touchent pas sur notre territoire, celles qui ont menacé mais qui
finalement n’ont pas été si dévastatrices, et enfin celles qui déclenchent une crise sanitaire
et économique majeure comme aujourd’hui.
1 Volatile, Uncertain, Complex, Ambiguous ou, en Français : volatile, incertain, complexe et ambigu.
La plupart des articles sur les leçons à en tirer parlent de changements nécessaires dans les
systèmes de santé, d’alerte, de confinement, dans les stocks à prévoir, dans le droit du
travail, dans l’organisation des entreprises, dans l’usage du digital, etc. bref, rien de neuf
sous le soleil comme après chaque crise. Il est fort à parier que l’on modifiera une partie de
ces éléments pour se rassurer sur les prochains virus, mais que, en gros, la vie continuera
comme avant, aveugle aux vrais enjeux. On fera des modifications certes, mais on ne fera
pas grand-chose pour la vraie grande crise qui vient, celle de la faillite de l’anthropocène.
Toutefois certains éléments pourraient peut-être connaître une modification plus durable :
le rapport entre les hommes et le monde du travail, le rapport entre les hommes et leurs
façons de voir le monde, les rapports entre l’État et les citoyens.
Et, soyons cyniques si ce n’est réaliste, regardons les illusions d’aujourd’hui qui s’éteindront
demain, ou presque, dès la crise passée.
Le rapport entre les hommes et le monde du travail : vers plus
de sens ?
La question du sens au travail n’est pas nouvelle, elle préoccupe les DRH, les philosophes, les
sociologues, les consultants (surtout ceux en bien-être au travail…) depuis plusieurs
décennies. Ce qui se passe aujourd’hui risque-t-il de faire avancer le monde du travail dans
sa mue douloureuse vers un monde où le travail serait plus agréable ? Certes on saura mieux
utiliser les outils digitaux de travail à distance, mais ce n’est qu’une accélération d’une
tendance opérationnelle, pas humaine. C’est d’ailleurs encore une certaine humanité qui
continue à disparaître quand le surmenage de la réunionite physique laisse la place à celui
de la réunionite en téléconférence. Saurons-nous réaliser que le digital n’est qu’un outil, par
ailleurs formidable, mais pas la solution à tout ? Ce serait un gain appréciable.
Saurons-nous garder des liens (les essentiels) avec ses collègues, sa famille ? Le fameux
équilibre travail-vie privé va en prendre un coup, c’est certain, sera-ce une prise de
conscience que la séparation entre les deux a du bon ? Saurons-nous faire comprendre à nos
enfants que le travail demain pourrait être autre chose que de passer sa vie devant un
écran ? Saurons-nous, et j’arrêterai là les exemples, nous interroger sur nos espaces de
travail et ce qu’ils pourraient être, sur les éléments de notre créativité et sur comment
libérer celle-ci pourrait nous épanouir ?
On peut rêver, mais pourquoi pas ?
Le rapport entre les hommes et leurs façons de voir le monde :
vider les placards mentaux.
Saurons-nous utiliser la chance qui semble s’offrir à nous de nous remettre à penser ? à
profiter de sa famille, à réfléchir à ses propres envies véritables ? Autrement dit saurons-
nous faire du tri dans nos placards mentaux encombrés de vieux chiffons et d’idéologies
entrées en nous on ne sait comment mais qui modèlent nos analyses et nous empêchent de
voir le monde ? Si l’on ne prend plus les transports, si l’on est au chômage partiel, que faire
de ce temps libéré (à supposer que nos contraintes familiales ne le mangent pas
intégralement) ? Plus de formations, plus de loisirs, plus de vie personnelle ? Comment
éviter de remplir les espaces avec de l’inutile et au contraire trouver dans ces moments
l’opportunité de se revisiter ?
Le confinement est une contrainte, n’oublions pas que les contraintes sont des sources
fantastiques de créativité, saurons-nous les utiliser ?
En d’autres termes de nouveaux soft-skills peuvent être développés par chacun dans cette
période : le management de son temps (et le refus de l’aliénation aux contraintes inutiles) ;
le management de sa pensée en lui donnant plus de liberté et de nourriture ; l’utilisation des
contraintes et des routines comme des moyens de se sentir plus libre. Cette dernière
compétence peut paraître obscure mais toute personne qui a fait de la danse, des sports de
combat, sait que quand un geste, dont les contraintes sont millimétrées, est maitrisé, on
ressent une satisfaction profonde. La vie en confinement est une opportunité, ne la gâchons
pas et essayons d’imaginer ce que chacun pourra en faire quand la crise sera passée.
On peut rêver.
Les rapports entre l’État et les citoyens : un enjeu démocratique
et social à venir
Les relations entre l’État, les entreprises, les citoyens vont être modifiées durablement. C’est
en partie une accélération, comme le contrôle social qui va se généraliser, et comme les
libertés publiques qui risquent de souffrir. C’est peut-être aussi la possibilité de revoir les
liens entre l’État et les entreprises. C’est peut-être encore une remise en question de la
globalisation et une revalorisation de l’autonomie des états, voire malheureusement
jusqu’au nationalisme. Mais c’est aussi l’opportunité de revoir en profondeur les
fondamentaux de l’État providence, des contreparties que celui-ci demande, notamment en
rémunération du travail de contact et de proximité, loin des rémunérations des financiers,
des dirigeants ou des experts en technologies digitales. C’est peut-être enfin le moment de
réfléchir à la façon de rémunérer ceux dont le travail, s’il disparait, fait sombrer la société,
qu’ils soient serveurs, livreurs, postiers, médecins, infirmiers, agriculteurs, pompiers,
policiers, bref des agents de proximité sociale.
Même si seulement un petit pas était fait en ce sens, en particulier dans notre pays mais pas
seulement, ce serait sans aucun doute un acquis important de cette crise. Mais n’oublions
pas que « l’État c’est nous »… donc si on reconnait qu’il faut mieux rémunérer ces agents de
vie sociale, reconnaissons aussi que cela se fera par l’impôt (l’État Providence) ou par une
acceptation de payer plus cher pour leurs services. C’est là que le bât va blesser car on voit
comment le cœur du citoyen va trop souvent vers le moins cher et non vers le plus humain.
Les pompistes n’ont pas disparu à cause des robots mais à cause de la pingrerie des clients
préférant économiser quelques centimes que de se faire servir.
Cela pourrait changer un peu, laissons-nous rêver.
Des changements auxquels il serait illusoire de croire, sauf à la
marge
D’aucuns rêvent que la crise va aussi amener des changements profonds dans d’autres
domaines. Les « plus jamais ça » fleurissent. Je veux bien mais on l’a entendue souvent cette
expression. Soyons un peu cyniques et réalistes.
La crise permettrait une réinvention des solidarités ? Ah bon, ce serait bien nouveau. Dans
toutes les crises il y a des élans de solidarité, mais ils sont limités. D’ailleurs on les montre en
exemple, preuve qu’elle n’est pas naturelle cette solidarité. Elle ne se manifeste ni dans les
rayons qu’on laisse vides au supermarché, ni dans les grands groupes qui retardent les
paiements de factures de fournisseurs pourtant exsangues. S’il est heureux de rendre
hommage aux soignants, il le sera encore plus si on finit par reconnaître économiquement
leur valeur sociale, mais ce sera une autre histoire. Et la solidarité outre frontières se
manifestera encore moins quand les pays émergents seront au cœur de la crise (celle-ci ou
la prochaine).
La crise permettrait de mieux se préparer à celle à venir de l’anthropocène, bien plus grave.
Comment penser cela sauf à la marge, c’est-à-dire un peu dans la conscience écologique
(tiens les villes sont plus propres), un peu dans la frugalité (finalement on n’a pas besoin de
faire tant de courses), un peu dans l’économie circulaire et locale (tiens nos supermarchés se
fournissent en biens venant de moins loin). Mais ne soyons pas naïfs, cela ne durera pas
longtemps et l’on peut s’attendre à une frénésie de consommation et de voyages dès la crise
terminée.
J’aimerais me tromper.
La crise sera utile, peut-être même très utile, mais ne prêtons pas au virus couronné des
vertus qu’il n’a pas, il peut bouleverser le monde, mais le nouveau monde ne viendra pas de
lui mais de nous. Sommes-nous assez déterminés, dans la durée ? Probablement pas, mais
après tout l’essentiel est d’abord de faire des pas en avant, fussent-ils petits.
On peut rêver.
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