Conversation Paul Dubrule et Marion Darrieutort

« Ne jamais craindre l’audace ! » 

  • Interview

Venir du passé et tendre vers l’avenir. Le temps d’une conversation, Marion Darrieutort et Paul Dubrule (président d’Entreprise et Progrès de 1997 à 2006) ont évoqué l’histoire de notre think tank et surtout son avenir. Paul Dubrule, jamais avare d’une idée nouvelle, a formulé plusieurs suggestions pour qu’Entreprise et Progrès conserve l’audace de ses pères fondateurs et portent des sujets iconoclastes dans le débat public.

 

Marion Darrieutort : De présidente à président, comment vous êtes-vous retrouvés dans l’aventure Entreprise et Progrès ?

Paul Dubrule : Comme souvent dans la vie, le hasard et les rencontres auxquels l’envie s’ajoute. Michel d’Halluin, qui était délégué général est venu me trouver en disant qu’il avait besoin d’un nouveau président et qu’il avait pensé à moi. Il savait que le bien commun me passionnait et que je tentais de le servir via un engagement politique au conseil municipal de Fontainebleau. Je n’avais pas complètement le temps, soyons honnête et d’Halluin m’a dit « faites-le pour la France ». J’ai plongé. Pourquoi ? Parce que j’étais et je suis toujours intéressé par l’entreprise. Que les questions de progrès sont au cœur de toute ma vie. Entreprise et Progrès, fondé par Antoine Riboud et François Dalle était un lieu d’élaboration d’une nouvelle vision de l’entreprise et de son rôle. Ils étaient surnommés les « capitalistes de gauche » et défendaient la vision sociale de l’entreprise et son rôle social, aussi. Cela détonnait car j’étais, à l’époque, membre de la commission économique du CNPF (ancêtre du MEDEF) et aborder ces questions n’était pas envisageable. Dalle et Riboud, eux, voyaient plus loin et portaient cette vision dynamique, entrepreneuriale et inclusive même si ce mot n’existait pas encore.

J’étais aussi proche de Bernard Zimmern, le fondateur de IFRAP.  Je m’appuyais sur ces travaux pour les analyses chiffrées de l’économie. Aujourd’hui encore, Agnès Verdier-Molinié, la présidente de l’IFRAP fait un travail remarquable

 

Marion Darrieutort : À vous écouter, Entreprise et Progrès portait une vision nouvelle, presque marginale de l’entreprise.

Paul Dubrule :  Oui, c’est tout à fait cela. Avec force et vigueur, Entreprise et Progrès avait mis de nouveaux sujets sur le devant de la scène. J’ai pris le train en marche. J’ai ajouté des pierres à l’édifice, notamment la question de la formation tout au long de la vie qui a toujours été au cœur de mon engagement de chef d’entreprise. Chez Accor que je dirigeais, nous avons été les premiers à imaginer une université d’entreprise que j’avais appelée « L’Académie Accor ». Nous avions, Gérard Pélisson mon associé et moi, la conviction qu’en formant toutes les strates de collaborateurs de l’entreprise, nous obtiendrions de meilleures performances. C’est ce qui s’est passé d’ailleurs. Gérard Pélisson avait l’habitude de dire que nous avions fait Accor avec des Bac-4 et que nous les avions ensuite fait grandir par cette formation. Il avait raison, nos collaborateurs avaient envie d’apprendre et se sentaient considérés par cette académie. Nous leur transmettions de la confiance. Par la formation, mais aussi en les responsabilisant. Je me souviens d’une jeune femme de 25 ans qui sortait d’une école hôtelière à qui j’ai confié la direction d’un hôtel. Elle a eu un vertige, et ensuite cela s’est très bien passé.  Toute cette expérience autour de la formation, de la considération et de la confiance, j’ai tâché de la transmettre chez Entreprise et Progrès.

 

Marion Darrieutort : Quels sont les autres sujets que vous avez portés ? Y a-t-il eu des moments plus difficiles pour faire passer de nouvelles idées ?

Paul Dubrule : Je n’ai pas rencontré trop de difficultés pour porter les idées que je viens d’évoquer, il y avait un mouvement qui était consensuel et nous allions tous dans la même direction.  Cependant, j’ai rencontré un échec au début des années 2000. J’ai pensé que l’espace social et participatif, la formation, et toute cette idée de l’entreprise qui se préoccupe autant des résultats que de la façon dont les collaborateurs se sentent au travail et peuvent évoluer était bien ancrée. Nous n’étions plus les seuls à porter ces questions. Il y avait l’Institut de l’entreprise, une kyrielle d’organisations nouvelles, et même le MEDEF se mettait à penser tout cela. Je voulais reprendre une longueur d’avance et j’ai décidé de m’emparer d’un sujet qui commençait seulement à poindre dans l’air du temps. Celui de l’environnement. Je pressentais que cela serait l’un des grands enjeux des années futures. J’ai créé le Prix de l’entreprise la plus innovante sur les questions environnementales. Nous l’avons décerné trois ou quatre fois mais les adhérents n’étaient pas particulièrement engagés sur cette dimension. Certains me faisant savoir qu’ils considéraient que cela ne devait pas forcément faire partie des engagements d’Entreprise et Progrès. Lorsque j’ai quitté la présidence, le prix a été supprimé. J’ai échoué à convaincre sur cette question.

 

Marion Darrieutort : Avoir raison trop tôt n’est pas toujours facile à vivre. Qu’est-ce qui vous a conduit à aller vers cette voie ?

Paul Dubrule :  Je ne sais pas exactement ce que fut le déclencheur, mais j’avais l’intuition forte que l’environnement et le développement durable allaient devenir des questions cruciales pour les entreprises. À la même époque, dans le cadre de mes fonctions chez Accor j’avais rencontré le Prince Charles qui m’avait lui aussi beaucoup parlé de ces enjeux. Il interrogeait les chefs d’entreprise présents ce jour-là sur ce que nous mettions en place. Nous étions en amorce de prise de conscience.

 

Marion Darrieutort : Par rapport à ce que vous disiez sur la formation, mais aussi sur l’environnement, une question me vient : quel doit être selon vous le rôle de l’entreprise dans les transformations du monde ?

Paul Dubrule : Entreprise et progrès depuis sa création a démontré que le capitaliste n’était pas seulement quelqu’un qui ne pensait qu’au profit et a réussi à porter des sujets en étant en avance sur son époque. Cela a pu se produire car ces patrons fondateurs, et tous ceux qui leur ont succédé ont quelque chose d’utopiste. Ils envisagent l’entreprise, pas seulement comme un centre de profit, mais comme quelque chose de bien plus grand, de bien plus noble. Nous avons véritablement été utopiques dans la façon d’inscrire notre action dans quelque chose qui nous dépasse, c’est-à-dire dans l’optique du bien commun. Cette utopie qui nous a guidés hier, constitue également l’une des clés pour l’avenir de ce think tank.

 

Marion Darrieutort : Nous avons besoin d’utopies. Quelles sont les utopies qu’il faudrait, selon vous, défendre en tant qu’entreprise aujourd’hui, dans l’avenir ?

Paul Dubrule :  Les chantiers que l’on vient de mentionner restent puissants et importants. Après, même si je reste attentif à ce que fait Entreprise et Progrès, c’est à vous, Marion, de me le dire.

À 89 ans, je ne suis pas un perdreau de l’année et je me dis que je ne peux plus peser sur l’avenir. Pour moi, l’avenir sera quand même assez court. Mais j’ai quelques idées sur ce que vous pourriez faire.

 

Marion Darrieutort : Mon objectif en tant qu’actuelle présidente actuelle est de faire durer à travers le temps la philosophie de nos pères fondateurs et de chaque président successif. Ma colonne vertébrale, est donc constituée par l’apport des personnes qui m’ont précédée dans un moment où le bien commun pourrait devenir un outil marketing.

Nous vivons un moment particulier : les gens qui sont pleinement convaincus, authentiques et sincères dans l’importance donnée à cet objectif du bien commun et de progrès durable sont concurrencés par des personnes qui ont envie de surfer sur la vague. Mon combat est donc à la fois de faire durer les enseignements, l’esprit et l’authenticité des pères fondateurs et des présidents successifs, tout en ne cédant pas aux sirènes du marketing et de la facilité intellectuelle.

L’une des clefs de voûte d’Entreprise et Progrès, c’est de garder ce sérieux et cette crédibilité sur le dire, le faire et sur la cohérence de l’action. Souvent, on nous reproche d’être des intellectuels ou des cérébraux. Nous le revendiquons car dans ce monde dans lequel nous vivons, cela compte énormément.

Par ailleurs, pour l’avenir, l’objectif est aussi de moderniser et de rajeunir l’image d’Entreprise et Progrès. En attirant des dirigeants du CAC 40, mais aussi des entrepreneurs ou des patrons de PME. Favoriser une variété de profils avec une colonne vertébrale autour d’une volonté de devenir, et d’être des activistes du bien commun.

Pour compléter le propos, j’ajoute que notre ambition est de réunir vraiment les objectifs économiques et financiers avec le E de environnement, le S de social dans son sens le plus large, et G pour la gouvernance.

Paul Dubrule : Cela est très inspirant. Tout cela est excellent. Pour reprendre la marotte de mon échec relatif sur la question environnementale en tant que président, je considère que si le sujet est devenu central, il n’est pas encore complètement adressé. Entreprise et Progrès a une grande légitimité et une histoire pour porter cela.

Par ailleurs, il me paraît important de ne pas oublier la dimension sociale comme vous le dites. Par là j’entends, l’inclusivité, évidemment, mais aussi plus prosaïquement la question de l’augmentation des salaires et de la répartition de la valeur ajoutée. Nous vivons un moment charnière. Une hausse des salaires doit avoir lieu.

Je crois qu’il faut avoir l’audace de porter cette question. La relation au travail doit être repensée, la question du partage aussi. L’audace et la dimension sociale historique d’Entreprise et Progrès fait de vous / nous les meilleurs et les plus à même de porter cela loin des caricatures et proches de ce qui peut concrètement se faire. Il ne faut pas craindre d’être audacieux !

 

Marion Darrieutort : Je suis heureuse d’entendre cela. Je suis convaincue que nous devons rester utopistes et audacieux. Nous ne sommes pas juste des porteurs d’idées, nous pouvons être à la fois des faiseurs et en même temps cultiver une certaine idée de l’entreprise et des entrepreneurs qui demeurent des poils à gratter. Pour inventer le futur. Il nous faut renouer avec l’innovation sociale. En quelques sortes, votre message est de nous rappeler de ne pas se perdre en route par rapport à ce qui constitue notre ADN.

Paul Dubrule : C’est exactement cela Madame la présidente. Il faut y aller et ne pas avoir peur de l’audace. Lancez ces nouveaux chantiers qui apparaissent iconoclastes aujourd’hui mais qui sont au cœur de l’ensemble des préoccupations entrepreneuriales actuelles. Je le dis d’une manière provocatrice, il faut augmenter les salaires. Peut-être que le travail collectif vous amènera à parler de revenus qui est une notion plus large. Quoiqu’il en soit, le débat doit être lancé.