Rencontre avec Emmanuel Faber

À l’occasion de notre Assemblée générale, nous avons présenté à Emmanuel Faber notre Business RE-Model Canvas qui fait suite à nos réflexions sur les nouveaux modèles de croissance. Actuellement président de l’ISSB, il nous expose sa vision de l’économie régénératrice et du Vivant avant de nous exposer sa vision des modèles de croissance.

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Qu’est-ce que l’économie régénératrice ?

Dans vos travaux sur les nouveaux modèles de croissance, vous proposez de rêver une croissance régénératrice. Je pense qu’il faut tout de suite la mettre en œuvre.

Nous, on parle d’économie régénératrice. La pensée à la base de ce modèle arrête d’opposer la valeur financière et le reste.

Il n’y pas d’opposition entre la valeur financière et la valeur non-financière, c’est la même valeur.

Pour produire, une entreprise, qui est une organisation humaine, a besoin de mettre en œuvre des capitaux : capital humain, capital social, capital financier, capital naturel, capital manufacturé, etc. L’économie régénératrice et la pensée intégratrice à son origine relient ces différentes formes de capital. Mais en fait, c’est la même valeur, qui au travers de la vie et du cycle de l’entreprise circule d’un capital à l’autre.

Par exemple, pour une entreprise agricole, le carbone qui est dans le sol qui permet les récoltes tous les ans, c’est un capital qui est stocké dans le sol. Au travers du processus de production, cette valeur va être déstockée, elle voyage dans les usines au travers des salaires, dans les coûts de distribution et elle va finir dans une autre valeur à l’extérieur de l’entreprise : la santé des consommateurs à travers les calories, les protéines, etc. C’est une seule et même valeur qui circule de capitaux en capitaux.

Les normes IFRS inscrivent ce principe dans notre premier standard S1 qui décrit la grammaire de ce nouveau langage. La traduction directe est que la valeur créée par une entreprise est inextricablement liée à ses parties prenantes, aux ressources naturelles dont elle a besoin et la société civile avec laquelle et dans laquelle elle opère.

Le corolaire est qu’une entreprise ne peut pas atteindre ses objectifs si elle ne gère pas les dépendances, les relations et les impacts qu’elle a avec ses différents capitaux.

L’impact fait fondamentalement partie de la proposition de valeur d’une pensée intégratrice. Donc la mesure de l’impact, c’est essentiel.

Finalement, une entreprise ne pourra pas atteindre ses objectifs à court, moyen et long terme, si elle ne développe pas tous ses capitaux, si elle ne protège pas leur valeur et si elle ne régénère pas ses capitaux.

Pour reprendre l’exemple de l’entreprise agricole, une agriculture intensive, monoculture pendant 40 ans, cela dégrade le sol. Le sol n’a plus de nutriments, le business s’arrête. Au moins sur ce sol. L’entreprise peut toujours aller chercher un autre sol plus loin mais la planète a des limites.

Sans économie régénératrice, c’est-à-dire sans régénération des capitaux et donc le traitement des impacts quand ils sont négatifs pour maintenir et développer la valeur stockée dans ces capitaux, il n’y a pas d’économie à moyen long terme.

 

Emmanuel Faber Entreprise et Prorgrès

L’économie régénératrice doit donc protéger l’humain, le Vivant.

 

Entreprise et Progrès met l’Humain au cœur de l’entreprise. Maintenant il faut parler du Vivant.

Nous sommes, en tant que personnes, totalement insérés dans le Vivant. Il n’y a pas du capital naturel à côté de nous dans lequel nous pouvons puiser. La grande limite de nos modèles économiques est de ne pas nous penser comme étant partie intrinsèque du Vivant.

Nous devons prendre conscience de cette évidence : le vivant et nous ne sommes pas deux choses séparées. Nous sommes le Vivant.  

Il ne peut pas y avoir d’économie durable, s’il n’y a pas une économie qui rentre le Vivant au cœur de son modèle.

94 % de la biomasse totale des animaux qui vivent sur la surface terrestre (donc en dehors des océans) correspond à notre système alimentaire. Et la moitié, ce sont des vaches !

Il n’y a seulement 6 % d’animaux que nous avons vu dans nos livres d’enfance, des girafes, des éléphants, des rhinocéros, qu’on voit encore dans les zoos ou dans les images de publicité. Voilà le niveau de pression que nous mettons sur le Vivant par nos systèmes alimentaires !

Le risque systémique est évident ! Notre dette à l’égard du Vivant est totalement inconsciente.

Emmanuel Faber Entreprise et Prorgrès

Quels modèles de croissance peuvent adopter ces considérations ?

La croissance telle qu’on la pratique aujourd’hui, va droit dans le mur. Elle ne participe pas à une création de valeur mais à une destruction de valeurs absolument colossale. Mais on ne la valorise pas. La Nature a mis 55 millions d’années à fabriquer du pétrole. Et pourtant, les humains ne payent rien pour l’utiliser. On paye des taxes, le coût d’exploration, d’exploitation, de raffinage et de distribution mais zéro pour le pétrole lui-même. On ne considère pas que c’est un capital.

Qu’est-ce qu’on appelle la croissance ? Surtout dans un monde dans lequel au moins les ressources naturelles sont finies. Comment se projeter dans une croissance infinie si les ressources sont finies ?

On doit se diriger vers la question de la compétitivité écologique et sociale. Pour moi, il est plus important aujourd’hui, plus urgent, de construire cette compétitivité sinon on va dans le mur, que de continuer à assurer la croissance du PNB.

Les normes que nous sommes en train de mettre en place vont aider à ce travail important. C’est un profond manque de réalisme de ne pas voir que la valeur non comptabilisée est liée à notre mode de vie.

La compétitivité écologique et sociale n’est compliquée que si on reste dans le schéma extrêmement rudimentaire de comptabilité actuelle.

Un exemple qui parle à tous : en France, 200 000 pompiers sont bénévoles et donnent 900 heures par an minimum pour assurer notre sécurité. Cela a une valeur pour la France qui n’est absolument pas comptabilisée.

Inventer une compétitivité écologique et sociale, c’est juste être réaliste. 

Je vous inviter à réinventer nos modèles en le réfléchissant en termes d’avantages concurrentiels avec une culture plus forte, un rapport éco-systémique de l’entreprise avec toutes ses parties prenantes. Cette réinvention demande de passer plusieurs lentilles : les émissions de CO2, les relations humaines, les relations au Vivant, etc.

 

Emmanuel Faber et Marion Darrieutort Entreprise et Prorgrès